L’anguille était reine.
Sur tous les étangs du littoral languedocien et catalan, les pêcheurs emploient les mêmes méthodes de pêche depuis les temps séculaires.
Bages est un pittoresque village du département de l’Aude en terre languedocienne juché sur un effleurement abrupt. Les Pyrénées, le massif du Canigou et la chaîne des Corbières composent un magnifique décor de fond dont les nuances varient avec les saisons. A ses pieds, l’étang, qui porte son nom, consens un regard serein vers la Méditerranée. Au retour d’un long voyage, les flamands roses s’arrêtent plusieurs jours pour reprendre des forces ; avec les nombreux oiseaux indigènes ils contribuent à cette beauté singulière de cet environnement où la flore, la faune et les hommes s’imbriquent harmonieusement. J’allais oublier que la vigne entoure amplement la commune, mais paradoxe, Bages est considéré comme un village de pêcheurs.
On est en mars. Il fait encore bien frisquet au lever du jour sur l’étang où les vents soufflent environ 285 jours par an. On ne va pas sur l’étang comme on va au bureau. Le pêcheur enfile ses cuissardes et un gros pull-over bien épais. Il est à pied d’œuvre à 6 heures 30 pour aller relever les « trabacous ». Si les dieux de l’eau saumâtre sont favorables, devraient gigoter quelques kilos d’anguilles, des vertes, celles qui en automne partent comme un seul homme, dans la mer des Sargasses.
Aujourd’hui, c’est presque une grasse matinée. En été pour l’anguille, la journée commence à 4 heures du matin. Il faut faire vite, « que le soleil touche pas trop les anguilles, sinon elles tourneraient vite de l’œil » et cela complique la qualité et la vente. En mars c’est la pêche libre, et le premier boulot de l’artisan est de retrouver ses filets, il les cale en plein étang, bien isolés avec leurs 7 grands piquets fichés dans la vase et puis le lendemain il ne reconnait plus rien. D’autres sont venus y planter les leurs et il faut naviguer un moment dans ce petit labyrinthe de pieux avant de découvrir son bien ! Heureusement les repères de la terre aident ! En quelques minutes, la petite barque à moteur atteint les zones de filets puis a été propulsée, moteur coupé, à coup de partègue (longue perche). D’une main, le pêcheur a soulevé une poche du trabacou, dénoue la cordelette qui la bouclait et vidé dans un baquet le jet d’anguilles luisantes, puis le piège a été refermé. La tournée continue ; elle peut durer 2 ou 3 heures si l’artisan inspecte les 16 filets qu’il a le droit de caler où bon lui semble. Aujourd’hui, la prise est plus que moyenne, seulement une vingtaine de kilos qu’un camion frigorifique viendra prendre en fin de matinée.
L’anguille est un animal mystérieux et le piéger l’est tout autant, d’ailleurs tout ce qui touche l’anguille est alambiqué ! Peut-être n’y avait-il pas assez de vent ? Peut-être que…Mais allez savoir. Même pour les pêcheurs chevronnés qui possèdent 30 ou 40 ans de métier derrière eux, qui font partie de la lignée des travailleurs de l’étang où l’on se transmet les astuces et les techniques « maison » depuis au moins le néolithique ne maîtrisent pas l’équation. L’anguille reste l’anguille ! Un « être », espiègle, déconcertant, aussi fantasque que l’indice des prix, une énigme qui glisse entre les mains et les mailles des observations accumulées par des générations. Ce que l’on expose du côté de Bages, et à coup de conditionnel, c’est que le vent du sud serait favorable, mais en réalité argumente un membre de la confrérie, c’est d’abord le changement de temps qui « fait pêcher ». Il y aurait aussi de « bons coins », ceux où l’herbe en pourrissant produit l’escavène, un appât dont l’anguille se délecte. L’anguille, explique un vieux pêcheur, on ne sait pas comment ça naît, ni comment elle se développe, ni où elle peut se tenir. Certains postes pêcheront 40 % de plus et sans raison. L’anguille verte par exemple, de septembre à décembre, elle disparaît pour être remplacée par l’anguille grise. Qu’est-ce qui se passe ? On n’en sait rien ! Vous mettez les deux mêmes filets, un même jour, au même endroit et vous en aurez un qui attrapera plus que l’autre. Pourquoi ? C’est inexplicable.
Une barque à fond plat que l'on nomme "bétoune ou beta" équipée d'un moteur. Autrefois la barque se déplaçait avec les rames. Les filets (les trabacos) à poser, un récipient pour maintenir les anguilles dans l'eau, rien n'a changé. On n'attend plus que le pêcheur !
Si tu donnes un poisson à un homme, il se nourrit une fois,
si tu lui apprend à pêcher, il se nourrit toute sa vie. Proverbe de Chine.